Quand Luntra rentra dans le logis, elle s’arrêta pour humer l’air. Une odeur de fumée, de grillé, et en même temps de viande à peine cuite, une odeur de sang animal. Elle eut l’eau à la bouche.
-Qu’est-ce tu cuisines de bon ? demanda-t-elle en s’approchant d’une silhouette qui lui tournait le dos.
-C’est un sanglier, et il n’a pas été facile à chasser, lui répondit une voix féminine douce et grave.
-En quel honneur le mangeons-nous ce soir ?
-Angeni a dit que tu rentrais aujourd’hui, et Angeni ne se trompe jamais.
L’orque se retourna pour regarder Luntra avec un grand sourire. Même si son visage et son corps étaient marqués et que sa chevelure avait viré à un gris neigeux, elle restait pour sa fille une femme admirable.
-Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, avoua Luntra en retirant sa pelisse. J’ai même cru que je n’arriverais pas à aider ce village. Les éléments étaient tellement troublés… Je n’ai jamais vu ça. Même les meilleurs éprouvent des difficultés à s’en faire entendre. Un jeune est mort brûlé en tentant d’aider sa mère à sortir d’une maison détruite…
-Mais tu as réussi, n’est-ce pas ? intervint une voix forte emprunte d’une fierté non dissimulée.
-Oui, oui, j’y suis parvenue, c’est vrai, admit Luntra en souriant à son père.
Elle termina de retirer ses gants de fourrure et secoua la tête pour libérer ses tresses. Le vieil orc qui arrivait sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Il n’aurait peut-être pas dû, il le savait, mais voir ce que la petite était devenue le rendait véritablement heureux. Une chamane douée, intelligente, calme, forte. Quand Luntra parlait, les voix de la discorde se taisaient.
-On fête autre chose, d’ailleurs, ajouta son père en se frottant les mains. Ça faisait une éternité que j’attendais que tu rentres pour célébrer dignement l’avènement de notre nouveau chef de guerre.
L’atmosphère parut s’alourdir brutalement pour Luntra. Elle écouta le rire de sa mère et la regarda poser le plat sur leur table de bois sans réagir.
-Qu’en dis-tu, Luntra ? demanda-t-elle en la servant généreusement. Je suis tellement fière que Garrosh Hurlenfer ait été nommé.
-Pas moi.
Le silence tomba comme un couperet. Luntra avait parlé à voix basse, mais sentit très bien ce qu’elle avait déclenché. Sa mère resta muette, mais la déception qu’elle afficha porta un coup au cœur de la chamane.
-Que dis-tu ? gronda finalement son père. Garrosh Hurlenfer est le meilleur choix que pouvait faire Thrall.
-Thrall était le meilleur chef que nous ayons eu, répondit doucement Luntra en servant son père.
-Je ne renie rien de ce que Thrall a fait pour nous, mais il a choisi d’aller aider les chamans…
-C’est un sacrifice, pas un abandon, gronda sa fille.
L’orc posa son poing sur la table et ses yeux rouges fixèrent la jeune femme. Elle soutint le regard sans le défier, et il grogna.
-Garrosh a de grandes idées pour notre peuple. Il a de l’ambition, du courage, il sait ce qu’est la force et a l’intention de se battre pour nous, lança-t-il brutalement. Voilà qui je veux suivre ! Voilà ce qu’est un chef de guerre de la Horde !
-Garad… murmura sa femme. Luntra ne pensait…
-Je pense parfaitement ce que je dis, la contra immédiatement sa fille. Tous mes mots sont pesés. L’ambition ne mène pas toujours à la victoire.
Ce qu’elle venait de dire était tellement chargé de sous-entendus que ses parents suffoquèrent une seconde.
-Cela n’a rien à voir avec nos erreurs passées ! s’exclama sa mère. Garrosh veut le meilleur pour les orcs et le fera dans l’honneur !
-Tu lui as prêté SERMENT, tonna le père de Luntra. Tu dois ta vie au chef de guerre. J’ai été chaman, j’ai souffert dans ma chair de la perte de nos valeurs et de Draenor, et Garrosh nous mènera de nouveau vers la place qui nous est due !
-J’ai prêté serment à la HORDE ! le contredit la chamane. J’ai prêté serment à l’alliance entre les tauren, les orcs, les trolls, et même les réprouvés et les elfes de sang ! Pas seulement envers les orcs, et Garrosh semble l’oublier !
-RESPECTE TON PEUPLE ET TON CHEF DE GUERRE ! s’écria son père en se levant, furieux.
-Mon chef de guerre ? MON CHEF DE GUERRE ? Il a tué Cairne Sabot-de-Sang !
-Cairne l’avait défié ! se récria sa mère, le regard incendiaire. Arrête immédiatement de nous parler ainsi !
-Jamais, lança Luntra en se levant également. Je dis toujours ce que je pense, et je ne fais pas confiance à Garrosh. Il méprise ceux qui nous ont aidés depuis que nous sommes libres.
-Si tu parles des trolls, ils ne sont pas une puiss…
-Parce que Garrosh les estime trop faibles, ils ne sont pas puissants ? As-tu déjà vu combattre Reg ?
-Ton ami se fourvoie s’il se dresse contre notre chef.
Le sang de Luntra sembla bouillir sous sa peau. La fureur de la lave incendia ses veines, le vent souffla en rafales dans ses cheveux. L’air s’électrisa.
-Reg ne trahit personne, et moi non plus. Si Garrosh continue, en revanche, c’est lui qui trahira la Horde.
-NE REPETE JAMAIS CELA ! hurla son père en frappant sur la table.
Malgré la solidité du bois, celui-ci se fendilla. Il avança d’un pas vers Luntra, les mains tremblantes.
-Je t’interdis de jamais répéter une chose pareille ! Tu me fais HONTE !
Luntra recula malgré elle d’un demi-pas, accusant le coup même si son visage se ferma brusquement. Un éclair sembla danser entre ses doigts, trahissant sa colère.
-N’invoque pas les éléments contre moi ! rugit le vieil orc. C’est moi qui t’ai tout appris ! Moi qui t’ai transmis ce savoir ancestral ! Veux-tu me défier ?
Luntra s’apprêta à répondre d’un ton cinglant et à dire franchement tout ce qu’elle avait sur le cœur, quand elle eut brutalement la gorge serrée. Elle aurait volontiers hurlé sa rage, au risque d’être indigne des idéaux chamaniques, mais elle trouva le couple soudainement vulnérable. Sa mère la regardait avec amertume, les yeux remplis de larmes. Garad avait été un chaman hors pair, mais à présent, sa voix tremblait sous le coup de la colère, et elle savait qu’en combat elle le battrait.
Fragiles. Ils n’avaient qu’elle. Elle ne pouvait pas partir ainsi et les affronter si brutalement. Ce n’était ni bien, ni juste. Elle se devait d’honorer ses parents, même s’ils n’étaient pas ses géniteurs.
Le vent dans la pièce s’apaisa, même si toute la chaleur semblait partie.
-Non, papa, dit-elle tout doucement. Pardonnez-moi…
Luntra sortit et marcha dans Orgrimmar jusqu’à parvenir à l’endroit le plus calme qu’elle puisse trouver, non loin de mesas taurènes. Alors, elle ferma les yeux et implora les esprits de la guider sur une voie juste.
